La mésaventure de M. Joufflux
Par : Saïd Chlih
Un silence morbide envahit le village. Pas âme qui vive. Le soleil s’enfonce davantage dans un océan étendu à l’infini et la nuit ténébreuse s’étire encore jusqu’à l’horizon. Seuls quelques points pâles transpercent le gros voile brumeux qui enveloppe le paysage. i
Les gros nuages gris qui, jusqu’alors, s’obstinaient à bouger, déversèrent subitement tout leur débit sur le patelin. Trempé de la tête aux pieds, l’homme qui vient de quitter la chaumière du coin, M. Joufflux, a du mal à redresser son parapluie que le vent violent semble avoir brisé. Les vibrations des branches d’arbres semblent appeler au secours. S’en est-il rendu compte ? Pas vraiment. i
M. Joufflux, l’honnête citoyen et l’honorable patron qu’il a toujours été, se balançait, désormais, d’une rive à l’autre, entre les intentions du bien et les tentations du mal. Ses jambes semblaient incapables de supporter le poids de ses interminables soucis. Il allait en trébuchant sur le trottoir quand il aperçut du coin de l’œil quelqu’un derrière lui. Des idées plus farfelues que pertinentes se bousculaient dans sa tête alourdie par de terribles coups de carafe. « Bon sang, qu’est-ce qu’il me veut ce mec ? » s’interrogea-t-il. i
Exaspéré par une intrusion inattendue dans sa vie privée, il s’arrêta un moment. Il rassembla les idées qui allaient s’échapper de sa tête et les rangea du mieux qu’il pouvait. Il fallait un stratagème infaillible pour mettre fin à cette poursuite. i
Tout à coup, une idée folle survint lui suggérant de se jeter carrément sur cet éon de mauvaise fortune, de l’étrangler jusqu’à ce qu’il eût dégobillé tout ce qu’il avait dans le ventre. i
Emporté par la rage, il trouva l’idée géniale. Il prit un long souffle, se tourna et s’abattit d’un seul coup sur son épieur tout comme un félin qui aurait surpris un daim. Il y resta inanimé. i
Quelques filaments dorés commencèrent à étinceler le ciel ténébreux. C’est l’aube qui s’annonçait petit à petit avec gaieté. Le serveur, M. Cerbien, s’apprêta à fermer la porte principale de la chaumière, quand il aperçut un corps inerte étendu sur la chaussée. Il laissa tomber le trousseau de clés et se précipita, torche à la main, vers le corps. Le pouls de M. Joufflux, son client préféré, était normal. Donc pas de panique. Il rentra, ensuite, à la chaumière, décrocha le téléphone et appela son patron, M. Devigne. i
Tout le monde connait M. Joufflux. Il est à la fois fournisseur et client de la petite chaumière. D’où le respect et l’estime dont il y jouit. Comme son père, il est vigneron. Grâce à son intelligence et à sa perspicacité, il parvint à agrandir l’exploitation qu’il avait héritée de son père. Quant à la distillerie, il la rénova entièrement et y plaça de nouvelles machines. Ses yeux pétillent chaque fois qu’il voit un dégustateur apprécier son vin et l’entend en louer la bonne qualité. i
Il a toujours entretenu des relations amicales privilégiées avec l’ensemble du personnel. Il les connait tous. Il lui arrive souvent de leur donner un coup de main au champ et à la distillerie. Il se considère un des leur. Jamais ne s’est-il montré hautain ni méprisant envers l’un d’entre eux. Si quelqu’un s’absente, il n’hésite pas à faire un saut chez lui pour s’enquérir de son état. Il n’a point aimé qu’un employé l’appelât « patron ». Mais les employés n’osent pas non plus l’appeler par son prénom. i
Un jour, alors que M. Joufflux négociait, au téléphone, sa transaction de l’année avec l’importateur Anglais M. Goodwine, deux personnes se pointèrent devant lui. Une fois qu’il eût raccroché, ils s’excusèrent et se présentèrent tour à tour. Le grand poilu, M. Poincarré, était l’agent de l’administration du contrôle de qualité. Le maigrichon, M. Taxonnet, était l’agent de l’administration des impôts. Ils lui demandèrent gentiment de mettre à leur disposition un bureau et les documents dont ils auraient besoin pour accomplir leurs missions respectives. i
Loin d’être une visite de routine comme il l’avait imaginée, il s’agissait plutôt d’une visite exceptionnelle dont le double objet était le contrôle de la qualité douteuse de ses produits et la révision fiscale de ses comptes. M. Joufflux resta bouche bée. Puis, il se ressaisit. Mais pourquoi tout ce vacarme ? Je suis en règle et mes articles sont irréprochables, que je sache ! murmura-t-il. i
Perdu dans ses pensées, il se retira dans le bureau de sa secrétaire. Il appela son comptable M. Calcusot et lui demanda de le rejoindre en vitesse. Le comptable connaissait bien son patron. « Il y a urgence ! », se dit-il. Un quart d’heure après, il était là. Il tendit quelques gros dossiers à M. Joufflux qui les examina rapidement et les remit, à son tour, aux agents publics ; lesquels y plongeaient aussitôt. i
Curieusement, cette étrange visite tombe un mardi, jour où M. Joufflux prend d’habitude son déjeuner avec tous ses employés. Il y trouve l’occasion idoine pour écouter les soucis, les doléances et les propositions de l’ensemble du personnel et agir en conséquence. i
Compte tenu de sa forte personnalité et de son agréable tempérament, il était hors de question pour lui qu’il suspendît son rituel hebdomadaire. A l’heure du déjeuner, il invita à sa table MM. Poincarré et Taxonnet pour savourer la bonne cuisine de Mme Coquelot et partager les moments de liesse avec le patron et ses employés. i
La semaine dernière, plus précisément le jeudi matin, l’administration du contrôle de qualité et celle des impôts avaient reçu deux appels anonymes portant des informations qui, si elles s’avéraient justes, pourraient conduire M. Joufflux simultanément à la ruine et au cachot. Selon ces informations, M. Joufflux aurait triché sur l’âge et la composition de son vin et aurait produit de faux documents pour bénéficier indûment d’abattements fiscaux des années durant. i
Le déjeuner est servi. Encore une fois, Mme Coquelot étale son grand talent. En fait, tous les plats qu’elle prépare sont succulents. Les gourmands ont l’eau à la bouche rien qu’à en sentir l’odeur. C’est ce qui se passait en ce moment-là. Chacun des deux agents publics prit deux grands bols de bouillon à la cuisse de grenouille suivis d’un plat de rôti de bœuf aux légumes sautés. Ils n’en revenaient toujours pas. i
A la fin de la journée, les deux visiteurs, MM. Poincarré et Taxonnet, avaient promis de finir leur travail le lendemain en fin d’après-midi. i
Prenant son mal en patience, M. Joufflux se tourna vers son comptable et exigea des explications concernant les accusations accablantes que les visiteurs cherchaient à confirmer ou à infirmer. M. Calcusot s’expliqua longuement. Tous les documents en sa possession confirmaient ses dires. Plus pointilleux que son patron, il ne laissait rien au hasard. Ses comptes étaient équilibrés et ses dossiers ficelés. « Encore faut-il que l’agent du fisc n’y trouve aucune faille », marmonna M. Joufflux qui ne se souciait guère des visites des agents publics quelle qu’en fût la nature. Néanmoins, pour des raisons qui lui échappèrent, cette fois-ci, il en était tout à fait autrement. i
M. Joufflux tapota une cigarette sur le dos de sa main et l’alluma. Il sortit de son bureau et se dirigea vers sa voiture. Il voulait prendre de l’air, aller quelque part où il serait entendu et bien compris. Il bouillonnait tellement que sa tête commença à lui faire mal. Il ne perdit pas pour autant tous ses repères. « Si telle était une farce, elle est de mauvais goût », se dit-il. i
Pour apaiser sa colère, il se rendit directement à la chaumière. Là au moins, il y aurait ses amis dont l’avocat Me Barrot. Ils l’y attendaient de toute façon. M. Devigne était le premier à le saluer. Du coup, il l’invita à une partie de cartes. Il constata que l’état de son client et ami n’était pas au beau fixe. Il décida alors d’interrompre le jeu, de temps à autre, pour raconter aux habitués de sa chaumière les toutes nouvelles blagues. M. Joufflux en avait tellement ri que ses yeux larmoyèrent. i
Il ne parla point de ses soucis à quiconque. Pourtant Me Barrot était assis juste en face de lui. Il aurait pu lui souffler l’une de ses idées pertinentes ou l’un de ses conseils précieux. Que de fois, avait-il aidé maintes personnes dont ses amis à surmonter leurs difficultés et éviter les méfaits de l’arbitraire des appareils administratifs et judiciaires. M. Joufflux le savait bien et était bien conscient de la gravité de l’enjeu qui risquait de tourner au cauchemar. Pour lui, le bon sens exigeait d’attendre les résultats des missions des agents publics et de faire appel, le cas échéant, aux services de Me Barrot. Pour le moment, il fallait jouer et s’amuser sans plus. i
Le lendemain matin, les deux agents publics, visages tendus et sourcils froncés, demandèrent à voir, M. Joufflux pour lui faire part de leur mécontentement. Lui, il envisageait le pire. Alors, il leur demanda calmement ce qui avait pu arriver pour qu’ils fussent dans un état pareil. Ils répondirent en souriant que rien ne valait son dérangement ni leur déplacement. Les yeux de M. Joufflux s’écarquillèrent. Il en rit et cria : « j’en étais sûr ! J’en étais sûr ! ». i
Finalement, les accusations calomnieuses dont il fut victime, tombèrent à l’eau. Les deux agents publics s’empressèrent de rentrer à leurs administrations respectives avant midi. Ils inventèrent de faux prétextes dont M. Joufflux saisit le sens et l’effet. i
Quand M. Devigne arriva à la chaumière accompagné de sa sœur cadette, l’infirmière du village, il trouva M. Joufflux allongé sur deux tables jointes pour la circonstance. Le serveur M. Cerbien eut beaucoup de peine à le transporter. Il devait faire vite de crainte qu’il eût pris froid et son état s’aggravât. i
Une entaille en forme de delta était apparente sur le front de M. Joufflux. Elle était si grande que Mlle Devigne dut sortir ses outils pour la refermer. Elle y mit six points de suture. Alors qu’elle y apposait un pansement, M. Joufflux fit un clin d’œil, puis ouvrit ses yeux. Il était huit heures du matin. Il secoua sa tête en se demandant sur ce qui avait pu lui arriver. Une bonne douche était suffisante pour remettre les pendules à l’heure. Il s’habilla rapidement, mit son tablier flamboyant neuf. Il prit son petit déjeuner, ramassa son cartable et regagna l’institut agronomique où ses étudiants l’attendaient pour un nouveau cours de management sous le thème de l’affirmation de soi et le succès managérial. Le cas de son frère qui avait repris l’entreprise familiale lui paraissait édifiant. Il ne trouva aucune gêne à le citer en exemple. Séduit par cette expérience, un étudiant se proposa pour faire une étude de ce cas précis et l’exposer lors de la prochaine séance. i
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