Le parfum de Süskind est une intrusion meurtrière dans le royaume évanescent des odeurs
Glauque, répugnant, malsain et pourtant presque tous les critiques littéraires vous le diront : le roman Le parfum. Histoire d’un meurtrier de Patrick Süskind est un chef d’œuvre de la littérature allemande contemporaine. Bien que je ne sois pas un critique littéraire, mon opinion n’en demeure pas moins identique : il s’agit d’une œuvre qui sans aucun doute passera à la postérité.
Le génie de l’auteur à mettre l’odeur au centre de l’intrigue, on le « sent » dès les premières pages du roman. C’est que dans l’œuvre de Süskind l’odeur est un actant omniprésent. Son ubiquité se représente à travers la trame narrative sous différentes formes olfactives : tantôt exécrable et dégoutante tantôt envoutante et ensorcelante. Bien qu’elle ne soit pas un personnage anthropomorphe, l’odeur est investie du rôle de premier plan supplantant mutatis mutandis tous les autres rôles. Encore mieux : elle constitue même leur raison d’être, y compris celle du personnage principal, Jean-Baptiste Grenouille. Sans pouvoir olfactif surnaturel, point de Jean-Baptiste, point d’intrigue, point de parfum, point de meurtre. L’odeur jouit à cet égard d’une force créatrice constructive/destructive. Le démiurge attribué à l’odeur s’expose à nous dès l’incipit. Celui-ci sert également d’ancrage spatio-temporel qui verra naître Jean-Baptiste Grenouille, un meurtrier doté d’un don olfactif surnaturel faisant de lui l’un des personnages les plus doués, mais aussi des plus abominables, odieux et exécrables de l’époque.
Dès l’ouverture, on assiste à une espèce d’hymne à la puanteur qui semble caractériser « tout », vraiment « tout » dans ce Paris du XVIIIe siècle. Une puanteur qui n’épargne personne ni rien, toutes espèces confondues : lieux, objets, humains, bêtes, nobles, crétins, brutes, mondains, cultivés, ignares…
Voici l’incipit : Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Livre de poche, Fayard
Au XVIIIe siècle vécut en France un homme qui compta parmi les personnages les plus géniaux et les plus abominables de cette époque qui pourtant ne manqua pas de génies abominables. C’est son histoire qu’il s’agit de raconter ici. Il s’appelait Jean-Baptiste Grenouille et si son nom, à la différence de ceux d’autres scélérats de génie comme par exemple Sade, Saint-Just, Fouché, Bonaparte, etc., est aujourd’hui tombé dans l’oubli, ce n’est assurément pas que Grenouille fût moins bouffi d’orgueil, moins ennemi de l’humanité, moins immoral, en un mot moins impie que ces malfaisants plus illustres, mais c’est que son génie et son unique ambition se bornèrent à un domaine qui ne laisse point de traces dans l’histoire : au royaume évanescent des odeurs
l’époque dont nous parlons, il régnait dans les villes une puanteur à peine imaginable pour les modernes que nous sommes. Les rues puaient le fumier, les arrière-cours puaient l’urine, les cages d’escalier puaient le bois moisi et la crotte de rat, les cuisines le chou pourri et la graisse de mouton; les pièces d’habitation mal aérées puaient la poussière renfermée, les chambres à coucher puaient les draps graisseux, les courtepointes moites et le remugle âcre des pots de chambre. Les cheminées crachaient une puanteur de soufre, les tanneries la puanteur de leurs bains corrosifs, et les abattoirs la puanteur du sang caillé. Les gens puaient la sueur et les vêtements non lavés; les bouches puaient les dents gâtées, leurs estomacs puaient le jus d’oignons, et leurs corps, dès qu’ils n’étaient plus tout jeunes, puaient le vieux fromage et le lait aigre et les tumeurs éruptives. Les rivières puaient, les places puaient, les églises puaient, cela puait sous les ponts et dans les palais. Le paysan puait comme le prêtre, le compagnon tout comme l’épouse de son maître artisan, la noblesse puait du haut jusqu’en bas, et le roi lui-même puait, il puait comme une fauve, et la reine comme une vieille chèvre, été comme hiver. Car en ce XVIIIe siècle, l’activité délétère des bactéries ne rencontrait encore aucune limite, aussi n’y avait-il pas aucune activité humaine, qu’elle soit constructive ou destructive, aucune manifestation de la vie en germe ou bien à son déclin, qui ne fût accompagnée de puanteur.[…] Or c’est là, à l’endroit le plus puant de tout le royaume, que vit le jour, le 17 juillet 1738, Jean-Baptiste Grenouille.
l’époque dont nous parlons, il régnait dans les villes une puanteur à peine imaginable pour les modernes que nous sommes. Les rues puaient le fumier, les arrière-cours puaient l’urine, les cages d’escalier puaient le bois moisi et la crotte de rat, les cuisines le chou pourri et la graisse de mouton; les pièces d’habitation mal aérées puaient la poussière renfermée, les chambres à coucher puaient les draps graisseux, les courtepointes moites et le remugle âcre des pots de chambre. Les cheminées crachaient une puanteur de soufre, les tanneries la puanteur de leurs bains corrosifs, et les abattoirs la puanteur du sang caillé. Les gens puaient la sueur et les vêtements non lavés; les bouches puaient les dents gâtées, leurs estomacs puaient le jus d’oignons, et leurs corps, dès qu’ils n’étaient plus tout jeunes, puaient le vieux fromage et le lait aigre et les tumeurs éruptives. Les rivières puaient, les places puaient, les églises puaient, cela puait sous les ponts et dans les palais. Le paysan puait comme le prêtre, le compagnon tout comme l’épouse de son maître artisan, la noblesse puait du haut jusqu’en bas, et le roi lui-même puait, il puait comme une fauve, et la reine comme une vieille chèvre, été comme hiver. Car en ce XVIIIe siècle, l’activité délétère des bactéries ne rencontrait encore aucune limite, aussi n’y avait-il pas aucune activité humaine, qu’elle soit constructive ou destructive, aucune manifestation de la vie en germe ou bien à son déclin, qui ne fût accompagnée de puanteur.[…] Or c’est là, à l’endroit le plus puant de tout le royaume, que vit le jour, le 17 juillet 1738, Jean-Baptiste Grenouille.
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